La Rédemptrice : un extrait philosophico-théologique avec un vieux qui jongle avec le conatus


Sans prétendre vous servir l’Apologie de Socrate, le roman La Rédemptrice, du premier volume De la voix du phénix, est un océan de savoirs doctes, où le lecteur ne peut se baigner sans trouver au moins dans les abysses une ou plusieurs de ses matières de prédilection : la théologie, la philosophie, la psychologie, l’histoire, la sociologie, la poésie, etc.
Cet extrait que nous vous ferions partager, qui regroupe deux de ces matières (la théologie et la philosophie), mettra en confrontation le narrateur N'Golo et son vieux tuteur dans une controverse où les deux débatteurs semblent mémoriser quelques stratagèmes du fameux essai de Schopenhauer sur la dialectique éristique (L’Art d’avoir toujours raison). Leurs raisonnements sur le racisme, le lesbianisme, la place de la femme musulmane au Paradis, suscités par la philosophie du Conatus de Spinoza, nous laisseraient perplexes, mais pourraient enrichir notre bibliothèque de savoirs.
Retrouvez l’ouvrage ici (en e-book comme en broché), après vous être délectés de cet extrait :
     À tous ceux que j’avais raconté cet incident malheureux et loué le geste courageux du chef, ils m’avaient dit de ne plus mettre les pieds dans le Parc Vert. Pour eux, le commissaire avait sans doute compulsé mon vieux passeport et appelé dans le département d’immigration pour savoir beaucoup de choses sur moi. {…}    
     La mise en garde de mes amis était moins tranchante et philosophique que celle de mon vieux tuteur. Le même soir, pour lui dire pourquoi je rentrais tard, je lui avais raconté l’incident de A à Z. Il tremblait d’impatience de m’entendre, et quand j’eus fini, il me dit qu’il ne savait pas que j’étais aussi crédule que ça. « Mais pourquoi, mon vieux ? Je te dis qu’il a même payé mon transport, ripostai-je.
     — Petit, avant de te dire que cet argent nous appartient tous, je te dis que cet incident a tous les ADN du racisme. Je te répète que j’ai une expérience de près de quarante ans dans cette wilaya en cette matière ; et ce n’est pas après la révolution El Khadra que je pourrais facilement croire en la grâce d’un policier. {…} Méfie-toi, mon petit !
     — Mais mon vieux, le commissaire pense que c’est une philosophie du conatus. Ces deux homosexuelles m’ont utilisé à la fois comme bouclier humain et bouc émissaire. Elles l’ont fait pour échapper à la filature de ses subordonnés et mener à bien leur vie vue comme une turpitude dans cette wilaya.
     — Apparemment, je n’arrive pas à dessiller tes yeux. Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Quant à la philosophie du conatus de ton fameux commissaire, je dirais qu’il a joué un Spinoza raté, mon petit. S’il avait joué le vrai, il n’aurait pas été à la filature de ces deux demoiselles. Car le conatus de Spinoza que j’ai étudié, son interprétation au sens large du terme est l’effort d’exister de toute essence singulière possédant une nature propre. Et comme le dit le vrai Spinoza : ”L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose.” Éthique III, Proposition VII. Remplaçons le mot ”chose” par  le mot  ”individu”. Ceci étant, que doit faire chaque individu pour préserver dans son être ? Je crois que c’est la recherche de la joie qui le lui permet. En tout cas pas la tristesse. N’augmentons-nous notre puissance d’exister en recherchant la joie ? Ne nous affectons-nous pas du contraire ? Donc toute activité dynamique, surtout affective, que nous entamons pour nous rendre heureux, comme avoir une relation amoureuse heureuse, a un rôle moteur à jouer dans l’épanouissement de notre existence. Et cette activité ressemble, à mon avis, à celle de ces deux demoiselles avec le qualificatif ”ho-mo-sex-uelles” (égrena-t-il ce dernier mot comme un poète versificateur).
    — Mon vieux est très inspiré aujourd’hui ! Cependant, dans cet effort d’exister, sommes-nous poussé à menacer l’existence d’un autre individu, comme moi ?
     — Mon petit, rien ne pourrait me dissuader de penser aussi que c’était toi qui menaçais leur existence. Et crois-tu que ces demoiselles ont menacé ton existence plus que ne l’a menacée ton fameux commissaire ? Tu te trompes. À mon humble avis, si le commissaire ne traquait pas ces filles parce qu’elles sont à ses yeux des dépravées, tu ne serais pas menacé d’expulsion, sinon la déportation dans le désert. Et si elles ne se sentaient pas menacées par ton intrusion dans un endroit qui convenait à leurs effusions d’amour, tu ne serais pas humilié. Tu dois t’en prendre à ton fameux commissaire, pas à ces deux filles, et pas non plus à ces deux mousquetaires.
     — Là mon vieux,  je ne te comprends pas du tout. Oui, je ne dois pas m’en prendre à ces deux filles, d’accord ; mais ne pas m’en prendre à ces deux mousquetaires, m’est incompréhensible. Tu ne saurais l’humiliation qu’ils m’ont infligée lors de mon interpellation et mon transfèrement au poste : tous ces yeux rivés sur moi, des propos orduriers çà et là, etc. Tu m’as pourtant dit que l’incident a tous les ADN du racisme.
     — Oui, mon petit, il a tous les gènes du racisme. Les deux demoiselles ont été racistes, car elles ont joué sur la couleur de ta peau pour s’échapper. Ce qu’elles n’auraient jamais fait avec un autochtone. Elles savaient certes que les deux mousquetaires ont des préjugés négatifs sur ta race ; donc qu’ils étaient racistes comme elles. Mais je persiste et signe que ton fameux commissaire reste le premier raciste dans cette histoire.
    — Je pense que tu ne t’es pas encore injecté de l’insuline, mon vieux. Quoi ? Que mon commissaire a été raciste, comme ces quatre individus, et même le premier raciste ? L’accepter, ce sera d’une malhonnêteté de ma part. J’ai d’ailleurs le reste de ses vingt dinars, demain on cherchera des insulines pour toi.
     — Ce stratagème de dialectique est sorti malicieusement pour me fâcher et l’emporter ; mais ça ne marchera pas aujourd’hui, mon petit. J’ai une grande réserve d’insuline. Garde ta fortune ; mais moi, on ne m’achètera pas avec.
     — D’accord ! J’en prends acte. Mais dis-moi surtout en quoi mon commissaire est raciste ?
     — Bien ! Quand on définit la race au sens large du terme, méliorativement ou péjorativement, on trouvera que ton commissaire est raciste. Car il s’est fait prédateur d’une classe d’êtres qui ont des inclinaisons (ici des passions), et des habitudes qui leur sont communes. Toi, tu ne peux pas l’appeler raciste, mais ces deux demoiselles peuvent l’appeler raciste, et bien d’autres personnes, si réellement elles partagent une vie amoureuse controversée dans cette wilaya conservatrice : homosexualité ou lesbianisme. Ce que je ne crois pas, à bien des égards. »
     Cette dernière démonstration du vieux m’étonnait ; mais elle ne me surprenait pas du tout du moment que je le voyais passer le plus clair de son temps ces derniers jours à  tirer des vieux livres philosophiques et théologiques de sa petite bibliothèque. Quoique ma tutrice ne cessât de lui dire qu’il propageait la grippe à la maison avec ces vieux livres, dont les dernières lectures remontaient à une vingtaine d’années. Sans doute il était résolu à prendre sa revanche sur moi, après avoir perdu une série de débats ces derniers temps, portant sur la philosophie, la théologie et d’autres matières de réflexion vagues. Mais alors qu’il venait de  l’emporter, il n’était pas satisfait, il devrait enfoncer le clou pour me faire mordre la poussière. C’était donc tout ce qu’il voulait avec ses derniers propos : « Ce que je ne crois pas, à bien des égards. »
     J’étais partagé comme un boxeur qui devrait perdre sa dernière ceinture, ou la conserver, après avoir raccroché les gants. Je me décidai enfin. « Étonnant que cela puisse paraitre ! m’exclamai-je. Qu'est-ce qui te fait croire que ces deux demoiselles ne sont pas des homosexuelles, mon vieux ? Les as-tu une fois rencontrées ? Les connais-tu plus que ceux qui les ont dénoncées auprès du commissaire ?
     — Non, je ne les ai jamais rencontrées dans ma vie. Ce sont des personnages d’un roman noir que tu viens de me faire lire ; et si tu ne démens pas que tu aies rencontré plusieurs personnes à travers les personnages d’un des romans que tu as lus, alors sache que je connais bien ces deux demoiselles. Je viens de les rencontrer pour la première fois, et aujourd’hui. Je connais aussi bien les deux mousquetaires que ton commissaire. Je répète qu’à bien des égards, je doute fort qu’elles soient des lesbiennes, et qu’à cause de cela, elles ”feront détruire bientôt ce parc par le soufre et le feu, comme les habitants de la cité de Lût (Loth) aux mœurs dénoncées par Allah”, comme le prétend ton fameux commissaire et ses visiteurs. Et si tu insistes comme ton commissaire sur leur homosexualité, je reviendrais te dire qu’elles ne pourraient en aucun cas faire réduire le parc en cendre comme Sodome et Gomorrhe. Puisqu’aucun verset coranique ne nous dit qu’à cause de la ”Pratique des femmes de Loth”, Dieu a envoyé des anges étrangers à Loth pour attirer ces femmes et brûler toute une cité. Le Coran évoque plutôt la ”Pratique des hommes de Loth”. Voici le Coran ! (Il en avait déjà un à côté de lui). Entendons le prophète Loth demander à son peuple : ”Accomplissez-vous l’acte charnel avec les mâles de ce monde ?”, dans la sourate 26, verset 166 ; ”Vous allez aux hommes au lieu des femmes pour assouvir vos désirs ?”, dans la sourate 27, verset 55 ; ”Aurez-vous commerce charnel avec des mâles ?”, dans la sourate 29, versets 29 ; ”Et Lût , quand il dit à son peuple : ”Vous livrez-vous à cette turpitude que nul, parmi les mondes, n’a commise avant vous ? Certes vous assouvissez vos désirs charnels avec les hommes au lieu des femmes”, dans la sourate 7, verstes 80-81. Je crois qu’on peut clore le débat. »
     Le vieux pensait qu’il m’avait donné un uppercut qui m’a mis KO pour s’emparer de ma ceinture. Mais il se trompait avec son sourire triomphal. Car je n’étais ni groggy, ni mis KO. « Mon vieux, le débat n’est pas clos, lui dis-je.
     — Ah bon ! Donc tu n’acceptes pas le KO technique ? C’est un knock-out que tu cherches alors.
     — Tu ne peux pas l’emporter aussi facilement. Car tu viens de tomber dans ton propre piège. Rappelle-toi l’un de nos débats sur le féminisme, selon une vision islamique. Quand je te disais que je me pose beaucoup de questions sur les récompenses d’une femme à l’au-delà (parce que tous les versets qui parlent de la vie au Paradis, encouragent plutôt les hommes dans l’adoration de Dieu que les femmes, pour vivre avec les houris et boire dans les fontaines de nectars, et cetera), qu’est-ce tu me disais : ”Mon petit, il faut être un exégète pour ne pas commettre un tel sacrilège vis-à-vis des textes révélés. Tu ne vas me dire qu’une femme qui partageait sa vie avec un homme, légalement, renoncerait de vivre avec ce dernier au Paradis. Cela rentre dans le cas de jurisprudence. D’ailleurs, qui sait si elle ne sera pas métamorphosée en une de ces houris, comme son mari en un ange adonis pour se revoir au Paradis. Car nous ignorons les différentes formes et couleurs que Dieu nous réserve dans l’outre-monde. Est-ce que nous aurons la même forme ? Est-ce encore le noir repoussé que j’aurai, le blanc, ou le jaune, ou le brun ? Je le ne pense pas. Je pense que Dieu pourrait éviter toute forme de racisme au Paradis en nous rendant tous beaux et en nous donnant une couleur unique que l’humanité n’a jamais connue. Quant à tes autres questions sur le statut d’une femme qui n’a pas eu la chance de se marier durant toute sa vie, ou d’une femme divorcée (à savoir si elles vivront solitaires dans le Paradis), ces questions auront leurs réponses le Jour du jugement.” Haha ! Mon vieux, je crois que tu te rappelles cette belle démonstration dont tu jouis toujours de tous les droits d’auteur. Je t’avais même dit : ”Bravo ! ” »
     Il y a eu une atmosphère glaciale au salon de la maisonnette. Pourtant, bizarre que cela puisse paraitre, le vieux tuteur ne manifestait aucun signe de défaite. Il était comme en train de me dire qu’il a eu durant toutes ces années passées dans cette wilaya une force de résilience après chaque acte ignoble à son encontre (discrimination, exclusion, humiliation, blackboulage…) ; et qu’il a toujours la même force de résilience dans tout combat, et surtout dans notre débat.
     Brusquement, le vieux, bouillonnant d’inspiration, riposta : « Mon petit, admets-tu que le saint Coran nous a fait des récits antiques, comme celui de Pharaon, de Moïse, de David et Goliath, d’Alexandre le Grand (Dhû-l-Qarnayn) contre Gog et Magog, des guerres et des conquêtes entreprises par le prophète Mahomet, etc. ; et des récits eschatologiques qui dépassent notre entendement, comme celui des fameux Mounkir et Nakîr qui nous questionneront dans le tombeau ?     
     — Je l’admets, mon vieux. Poursuis ton chemin.
     — Je ne poursuis pas mon chemin, petit, mais mon raisonnent. Attention de froisser un vieux ! Donc si tu admets cela, tu pourrais aussi admettre qu’il est plus facile pour un exégète d’interpréter aisément dans le Coran ce qui est apparent ou extérieur, qu’on appelle en arabe al-zâhir ; mais qu’il est difficile pour lui d’interpréter exactement ce qui est caché ou intérieur, qu’on appelle al-bâtin. Est exotérique ce qui est al-zâhir, donc ce qu’on peut interpréter explicitement et directement dans le Coran, comme le récit de Moïse et Pharaon ; et est ésotérique ce qui est al-bâtin, donc ce qu’on ne peut pas interpréter explicitement et directement dans le Coran, comme chercher à savoir à partir du statut des hommes dans le Paradis le statut des femmes. Je serais bref pour te dire que pour que tout exégète puisse interpréter al-bâtin, il lui faut ce que l’on appelle hikma (sagesse des prophètes). »  
    Le vieux semblait perdre le fil conducteur de son raisonnement, mais il n’était pas prêt à admettre sa propre contradiction. Démontrer un jour comme un exégète que même si le Coran n’évoque pas le cas des femmes musulmanes quant au Paradis, elles seraient récompensées le Jour de la Rétribution comme les hommes, et revenir un autre jour me dire qu’aucun verset coranique n’évoque le lesbianisme, quelle belle contradiction !
     Je pouvais crier victoire, mais il méritait quand même d’être honoré pour sa démonstration du Conatus.
     « D’accord, mon vieux, repris-je, et je pense que ni moi ni toi n’aurons cette sagesse des prophètes pour blasphémer une fois de plus. Tu l’emportes. Le débat est donc clos.
     — Si tôt, mon petit ? répliqua-t-il avec un sourire espiègle sur ses lèvres.
     — Oui, mon vieux.
     — Et même d’accepter de t’en prendre à ton ange gardien, ton fameux commissaire, au lieu de t’en prendre à ces deux demoiselles et ces deux mousquetaires ? »
     Ces derniers propos me poussèrent à réviser ma reddition. Il les avait sortis pour se voiler la face. Non ! Il ne l’emportera plus.

Par Le Mouron Noir, littérateur

De la voix de phénix a paru le 22 juillet en broché, et le 27 juillet en e-book.
Il est disponible à la vente sur toutes les plateformes d'Amazon.
Les abonné(e)s d'Amazon fr, peuvent se le procurer en cliquant sur l'hypertexte ci-dessous :

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

CHANT D’HONNEUR AU CHAMP D’HORREUR

Poésie en Côte d’Ivoire: Clôture du Festival international de la poésie d’Abidjan (Fipa) avec plusieurs récompenses

Belgique/ Marché de la Poésie : la poésie jeunesse à l'honneur